C’est une belle lecture que nous vous proposons aujourd’hui : une lettre, depuis sa prison, que Charles Maurras a adressé au Président Salazar en 1951.
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par Charles Maurras
Monsieur le Président,
Mon cher ami Marcel Wiriath, qui part pour Lisbonne où il aura l’honneur de saluer Votre Excellence, me propose de se charger pour Elle d’un message de moi. Bien que Wiriath n’ait guère que la moitié de mon âge, c’est déjà un vétéran de l’Action française. Quand on m’a mis en prison et que mon jeune neveu et fils adoptif est devenu mon tuteur, Wiriath a accepté de me servir de subrogé-tuteur. C’est dire sa vieille amitié, qui ne pouvait se tromper sur mes sentiments : il a deviné avec quelle joie je saisis l’occasion de vous dire, Monsieur le Président, l’admiration enthousiaste que m’inspirent vos travaux, leur succès, leur triomphe et, depuis quelque temps, la curiosité poignante avec laquelle est suivie la phase nouvelle (non critique, certes, mais grave) de la très noble histoire à laquelle vous avez donné votre personne et votre nom.
C’est à Votre Excellence que je pensais hier en relisant dans mon Horace l’ode XIV du premier livre : O navis referent in mare te novi – fluctus… Fortiter occupa – Portum… – interfusa nitentes – vites æquora Cycladas… Ce n’est point pédanterie, mais véritable sursaut du cœur. Depuis tant d’années, l’abri de bonheur mérite que goûte votre peuple, ce grand œuvre de stabilité et de prospérité qui vous a valu ce respect universel, représentent de si grands biens, si rares aujourd’hui, qu’un certain nombre d’Européens s’y sont attachés comme à un patrimoine, leurs vœux lointains vous accompagnent et vous bénissent comme une part de leur propre destin. – Surtout, pensent-ils, ne vous manquez pas ! Restez ! Tenez ! Vous venez de perdre le ferme soldat qui, sans coup férir, sans verser une goutte de sang, rétablit les affaires du Portugal et les assura dans vos fortes mains. Continuez, vous, d’élever le rameau d’or de l’ordre, de l’autorité et des libertés ! Qu’il fleurisse chez vous et qu’il y fructifie, Peuple frère, c’est encore une preuve ou, tout au moins, un signe qu’il ne s’est point flétri pour jamais ailleurs.
Je ne crois pas beaucoup au sens physique d’une race latine. Mais, de toute mon âme, je confesse l’esprit latin ou plutôt helléno-latin. Ce dernier correctif est fait au souvenir d’une grammaire portugaise, ouverte un beau matin de mon adolescence, où j’aperçus que votre article o, a, répétait la forme dorienne du vieil article grec : si fabuleuse et fantaisiste qu’elle finît par m’apparaître, la dérivation m’enchantait parce qu’elle me faisait entrevoir des compatriotes d’Homère peuplant la plus lointaine Hespérie jusqu’aux bords du fleuve océan. Nos parentés de langue, d’esprit, de religion, de mœurs n’en sont pas moins palpables. Ne vous semblent-elles pas un peu trop oubliées par nos temps d’internationalisme unificateur plus ou moins fédéral ou confédéral ? Tout devrait y faire penser : la puissance des autres, le peu de pouvoirs qui nous restent. Et je songe, non sans fierté mélancolique, à votre Goa, à votre Macao, comme à notre Pondichéry… Nous y sommes encore, en somme, alors que de plus puissants ont dû déménager toute l’Inde, et ils font leurs paquets en Chine ! Sans nous flatter de supériorité ni de comparaisons qui seraient, hélas ! vaines, est-ce que nos dominations et les leurs ne se distinguent pas, celles-ci par la prise terrestre, horizontale, celles-là par un sens vertical dans la direction de l’esprit ? Ce n’est sans doute là qu’un passé peut-être révolu, qui ne peut plus compter dans les figures de l’avenir. Mais qui sait ? Qui peut savoir ? Quand vos navigateurs ont suivi le soleil couchant pour rechercher des mondes et fonder des empires, est-ce que leur sang et leur pensée n’y ont pas préparé de splendides et solides résurrections ?
Mulita renascentur. Vous avez engagé votre nation dans la voie de ces renaissances. Puisse-t-elle y rester, y courir, et tout en courant, nous y entraîner ! Je suis l’homme de l’Espérance.
Veuille Votre Excellence pardonner ces longueurs peut-être divagantes. Mon ami Henri Massis, qui eut l’honneur d’être reçu par vous à Lisbonne, m’a dit avec quelle ouverture de cœur et quelle lucidité de pensées Votre Excellence suit les choses de France. C’est ce qui m’a rendu peut-être indiscret.
Avec mes excuses, je prie Votre Excellence d’agréer tous mes vœux fervents pour son bonheur et pour celui de sa très noble patrie.