Par Stéphane Blanchonnet
Tous les étudiants en lettres entendent au moins une fois parler dans leur cursus de Georges Poulet, l’éminent critique littéraire belge, et de ses Études sur le temps humain (Plon, 1949), qui scrutent le sens de la temporalité chez les grands écrivains — de Montaigne à René Char, en passant par Flaubert ou Proust. Mais ils ignorent le plus souvent que son frère, Robert Poulet, fut lui aussi une personnalité marquante des lettres francophones, romancier à succès, essayiste, journaliste, et ami de Louis-Ferdinand Céline.
La postérité de Robert souffre en effet de son engagement fasciste dans les années 1930 et 1940. Il importe à ce sujet de comprendre que Robert Poulet, à l’image de beaucoup de jeunes intellectuels de cette époque attirés par le fascisme, ne fut jamais partisan ni de la dimension totalitaire prise par les régimes fascistes, ni des crimes qu’ils commirent au nom de l’État ou de la Race. Il s’en est d’ailleurs expliqué dans un texte vraiment éclairant, intitulé « Adieu au fascisme », paru en 1956 dans la revue La Parisienne dirigée par Jacques Laurent et reproduit récemment dans la revue Sparta (volume 4) de Philippe Baillet.
Robert Poulet y démontre que si le discrédit jeté sur toute une génération d’intellectuels s’explique assez logiquement par la suite des événements (il plaide d’ailleurs coupable et admet s’être fourvoyé), il n’en constitue pas moins une forme de contresens sur les raisons de leur engagement. Le cœur de l’exposé de ces raisons dans le texte mérite d’être cité : « Il nous semblait que nos efforts pourraient faire mieux que redresser l’édifice commun, mieux qu’améliorer la répartition des biens matériels […] créer un style de vie. C’est-à-dire susciter dans nos vieux pays d’Occident, encore si riches et si vivants en profondeur, l’un de ces phénomènes merveilleux qui donnent tant d’éclat à la fin du Moyen Âge, au début de la Renaissance, au XVIIIe siècle français : le spectacle d’une société dont toutes les parties reflètent l’esprit qui l’anime ».
La dernière phrase de ce passage (« le spectacle d’une société dont toutes les parties reflètent l’esprit qui l’anime ») n’est-elle pas la plus parfaite définition de la civilisation ? Le tragique de l’affaire étant, bien sûr — comme le reconnaît Poulet lui-même d’ailleurs —, que certains des plus ardents défenseurs de cette idée de civilisation aient donné la main à des forces qui entraînèrent les nations d’Europe dans un gigantesque cataclysme où s’épuisèrent leurs dernières forces vitales.
Qui pourrait en effet affirmer aujourd’hui que l’Occident et ses vieux pays soient « encore si riches et si vivants en profondeur » ?